Jeunes en errance
Ce miroir que la société ne veut pas voir
A en croire le responsable du commissariat de police de la Comédie, cette population qu'on voit traîner ou faire la manche dans les rues du centre ville, génère « un sentiment d'insécurité ». Mais que pèse cette impression face aux dangers et aux souffrances affrontées par ces enfants du monde moderne ? Quelles sont les réponses des institutions ?
Pour beaucoup de gens, ce ne sont que des « punks
à chiens » qui traînent dans le centre ville. Place de la Comédie, rue de la
Loge, rue de l’Aiguillerie, grand’Rue Jean Moulin, il est rare de ne pas les
voir l’après-midi faire la manche dans ces artères très commerçantes et donc
très passantes du cœur de Montpellier. Vêtements kaki, piercings, chiens,
cheveux rasés surmontés de crêtes ou dread locks, canette de bière à la main.
« Même s’ils ne génèrent pas une véritable insécurité, (il y en a quand même),
ils alimentent le sentiment d’insécurité », affirme le capitaine Ponzoni,
chef de la division centre ville de la police nationale. Conséquence : « On
est inondé de courrier de gens qui se plaignent de cette population là et qui
nous demandent de les faire partir du centre ville. »
« Aujourd’hui, on sait qu’il faut préserver l’emploi, développer le tourisme,
on sait que c’est un poumon économique de la ville. Et il ne peut pas
fonctionner si on est en insécurité », explique le capitaine. Il ne faut
sans doute pas aller chercher plus loin l’explication des différentes mesures
prises par la municipalité ou l’agglo (1) (arrêté anti-mendicité, transformation
de la fontaine des Trois grâces, nombre de bancs réduits, ouverture du
restaurant Welcomedia, collaboration étroite de la police municipale avec la
police nationale. Voir ci-dessous). Mais le capitaine Ponzoni dépasse cette analyse
froidement économique, car pour lui, c’est avant tout « un problème de
société, d’éducation, de chômage » que ces jeunes « profondément malheureux ».
Et pour le policier, la réponse doit être avant tout sociale.
Ces
zonards, comme ils se qualifient eux-mêmes, sont de plus en plus nombreux et de
plus en plus jeunes. Il est évidemment très difficile de les recenser du fait de
leur très grande mobilité. En France, ils seraient entre 10 et 20 000 selon
François Chobeaux, sociologue spécialiste de cette population à laquelle il a
consacré deux ouvrages. (2) Et d’après lui, « ils sont partout ». A
Montpellier, ils sont en permanence entre 300 et 400 avec des pointes à 1000. Il
existe un autre indicateur : le nombre de nouvelles personnes que comptent
chaque jour Dominique Fabre et Grégory Pellerei, tous deux médiateurs de rue.
Ces chiffres n'ont peut-être pas la rigueur scientifique qu'ils souhaiteraient,
mais la tendance est là, inquiétante : 9 par jour en moyenne en 2003 contre 17
en 2004 avec une moyenne d'âge qui a baissé de 18-19 ans à 16-17 ans. La
proportion de filles, quant à elle, est passée d'environ 10 % il y a quelques
années à 30 % aujourd'hui.
Au-delà du « sentiment d’insécurité » perçu par une partie de la
population, il y a, pour ces zonards, des dangers bien réels. D’abord du fait de
leur mode de vie dans lequel la drogue -les produits comme disent les
spécialistes- occupe une place importante. Avec, là aussi, des évolutions
inquiétantes. Les produits de substitution (Subutex, Skénan, Méthadone), censés
permettre à un toxicomane de sortir de la dépendance, sont maintenant souvent
pris sans passer par l’héroïne ou la cocaïne, trop chères ou trop rares. Mais la
facilité d’approvisionnement, souvent du fait de médecins peu scrupuleux (à
Montpellier mais surtout aujourd’hui à Nice et Marseille), a son revers : alors
que la désintoxication à l’héroïne prend environ 6 semaines, celle au Subutex se
compte en mois.
150 décès en 10 ans
« En ce moment, on voit des minots qui arrivent dans la rue, devenir complètement accros au Subutex au bout de deux mois, alors qu’ils n’avaient pris, avant, que des drogues douces », constate Grégory Pellerei. Plus grave, ces produits ne sont pas faits pour être injectés alors qu’ils le sont « dans 80-90 % » des cas dans la rue, affirme le travailleur social. Avec des conséquences sanitaires graves : abcès, veines bouchées, embolies pulmonaires qui s’ajoutent aux risques plus classiques mais non moins graves liés à l’usage de stupéfiants (dents endommagées, hémiplégies, psychopathologies). Il y aussi les atteintes du nerf optique de plus en plus fréquentes du fait de la prise de cocktails contenant de l’alcool à 90°. Pathologie qui affectait plutôt les « vieux clochards qui buvaient de la gnole », selon Grégory Pellerei. Alors que jusqu’à récemment, l’alcool était plus considérée comme quelque chose de festif, « en moins d’un an, il est en train d’arriver plein pot comme produit de défonce chez les jeunes ». Sans surprise, avec l’augmentation de la population et de la prise de risque, le nombre de décès augmente. Dominique Fabre dit avoir compté environ 150 décès en 10 ans et une vingtaine l’an passé. Cause principale : le suicide. Parfois via overdose ou prise d’un cocktail fatal que les travailleurs sociaux considèrent, dans bien des cas, comme une forme de suicide.
Vols, violence et viols
Pour ne pas être seuls, ils vivent très souvent en groupe. Merryl, 23 ans, se
souvient avoir été « un peu idéaliste » au début mais a rapidement
constaté que « la grande famille, la solidarité » espérées n’étaient pas
souvent au rendez-vous. La vie des squats est émaillée de vols, de violences et
de viols. Elo, 17 ans, déjà un an et demi de rue : « C’est toujours la même
merde, le vice qui est là. La zone, c’est le reflet de la merde de la société. »
Heureusement certains squats sont plus préservés, mais « il faut bien choisir
les personnes », prévient Merryl. Alors le plus sûr, le rêve de beaucoup,
c’est le camion. Une relative autonomie, un moyen « d’avancer plus vite, au
moins la sûreté du toit pour l’hiver », comme le dit le jeune blond aux
dread locks. Mais aussi un moyen de continuer l’errance : « Ca va trop bien
maintenant. C’est un rêve de gamin : ça n’allait pas trop bien dans ma
famille. »
Famille. Le mot est lâché. Au commencement malheureux de bien des parcours. Car
même si ces jeunes revendiquent souvent la rue comme un choix, comme un rejet de
la société, tous ceux qui ont été en contact avec eux savent qu’il n’y a pas de
hasard. Trop ou pas assez d’affection de la part de leurs parents, divorces avec
conflit voire violences ou incestes. Au-delà de la famille, la société telle
qu’elle va et la « réussite » scolaire ou sociale comme modèle : « Je
pense réellement que les problématiques s’aggravent parce que les jeunes sont de
plus en plus sous pression », explique Kate Lemestre du Point écoute parents
adolescents. Alors « ils se sauvent pour se sauver », analyse-t-elle. Et
Dominique Fabre de s’interroger : « Entre un monde fou et des parents fous,
qu’est-ce qu’il leur reste comme espace ? »
Jacques-Olivier Teyssier
“ Je suis parti pour sauver ma santé mentale ”
« C’est
mon cinquième hiver, maintenant je suis rodé. » Guillaume a 22 ans. Début
octobre on pouvait le croiser dans le centre ville de Monpellier. Sans ses deux
chiens, il serait presque passé inaperçu. Il n’a pas de piercing ni de vêtement
kaki. Juste une casquette qui cache un regard doux et une barbe de plusieurs
jours.
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Les réponses des institutions
Réunion publique
sur la sécurité organisée le 14 octobre par un comité de quartier du centre
ville. La question des « SDF » est revenue à plusieurs reprises dans les
débats. Après avoir évoqué les arrêtés anti-mendicité et l’aménagement de la
fontaine des Trois grâces, Christian Bouillé, l’adjoint au maire en charge de la
sécurité, a déclaré : « Et puis on a trouvé une solution intelligente. C’est,
sur le parvis de l’Opéra Comédie, de mettre un restaurant. Et là, il n’y a plus
personne. » Avant lui, le capitaine Ponzoni, responsable du commissariat de
la Comédie, expliquait : « Il y avait des bancs face au Monoprix sur lesquels
les SDF s’asseyaient. J’ai fait enlever les bancs. Je suis allé sur place, il y
a encore une barrière. Parce que, comme ils sont faignants, ils s’appuient
contre les barrières. J’ai eu un aval positif de la Tam pour les enlever. Tout
ça, ça contribue à déstabiliser un peu les SDF et à les faire repartir
ailleurs. »
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(textes publiés dans le numéro 4 de l'Accroche paru le 24 octobre 2005)
Publié le 11 mai 2006