Regard
d'une journaliste sur les médias
« Je ne lis pas les éditos et je n’aime
pas les écrire »
Florence Aubenas est grand reporter à Libération. De passage à
Montpellier le 8 décembre pour la promo de son livre sur le procès d’Outreau
(1),
la journaliste n’en a pas pour autant esquivé, lors de sa conférence de
presse, les questions portant sur les médias. L’occasion d’aborder la critique
nécessaire de la presse, la hiérarchie de l’information, les problèmes liés au
rythme d’un journal quotidien. (Comme il ne s’agit pas d’une interview,
les noms des journalistes sont indiqués quand la question n’émane pas de
l’Accroche)
Vous
avez écrit un livre sur la fabrication de l’information
(2)
mais on voit assez peu de journalistes faire ça…
J’étais d’ailleurs vachement étonnée parce qu’on est toujours prétentieux
quand on écrit des livres, on se dit : « Ah la la, qu’est ce que je leur
mets, c’est dingue, les pauvres ! »
En même temps, ce n’était pas le plus radical…
Non. Je ne voulais pas faire une critique de connivence, ni nominative mais
plus une critique structurelle. Néanmoins c’était inspiré d’exemples pris
d’abord dans mon cadre de travail. Je ne sais pas si on est une corporation mais
les journalistes, comme entité sociologique, c’est assez atypique. Parce qu’à la
fois, il y a le sentiment d’appartenance, et à la fois, tout de suite, tac ! dès
que la concurrence rentre en jeu, tac ! tout le monde fait deux pas en arrière,
c’est très complexe et paradoxal. Il y a d’ailleurs quelque chose d’assez
frappant, c’est que les médias ne se critiquent pas entre eux.
Ils devraient le faire ?
Depuis le bouquin sur Le Monde
(3),
il y a eu un espèce de tabou qui a sauté. On a mis sur la place la vie interne
d’un journal. On critique souvent des prises de position de tel ou tel journal
mais pas un fonctionnement. Avec Le Monde c’était la première fois. Et
après la chute de Plenel [ancien directeur de la rédaction du Monde, ndlr]
qui n’a pas été épargné dans la profession (ce qui se fait peu), il y a quelque
chose qui s’est passé et qui fait qu’on est plus cru. Ça me frappait beaucoup en
lisant les choses sur July [PDG de Libération, ndlr] : les articles sur
lui étaient assez durs. Il y a eu beaucoup de mises en cause de July, ce qui ne
se faisait pas et qui est un peu dû à ce phénomène d’entraînement. On va parler
sur Le Monde, Libé, on parlera sur l’Obs, etc. Je pense que
c’est une bonne chose. On écrit que tel patron n’est pas à sa place pour les
autres entreprises, il n’y a aucune raison de ne pas le faire pour une
entreprise de presse.
Christophe Castieau (L’Hérault du jour) : Et puis il y a quelque chose
qui se passe avec les lecteurs…
De plus en plus il y a un fossé qui se creuse. Les gens qui disent :
« Vous êtes des journalistes, il n'y a rien de mieux, vous êtes censés nous
parler du monde dans lequel on vit et vous nous parlez, au contraire, de votre
petit village à vous, dans lequel la crise des banlieues se termine
immanquablement par la guéguerre Sarkozy-Villepin. Et nous on s’en fout. Ce qui
nous intéresse, c’est de savoir ce qui se passe en banlieue et pas entre deux
arrondissements de Paris. » Et c’est une critique légitime. C’est vrai que
les journalistes ont tendance à voir mille mondes dans un aquarium et de traiter
un tout petit périmètre à la place d’avoir un regard très ouvert.
Jean Kouchner (indépendant) : Et de décider, à la place des gens, de la
hiérarchie de l’info…
Tout à fait. Et c’est ce qu’ils revendiquent faire. Le problème c’est que la
hiérarchie des uns n’est pas celle des autres. C’est très frappant : les derniers
rendez-vous politiques ont été des claques dans la figure de tous les
journalistes de France. Dans l’époque un peu post-moderne où on est… c’est vrai
qu’avant on rigolait en disant : « Le Figaro est plutôt à droite et
Libé plutôt à gauche. » Ça reste vrai, mais le journaliste de
L’Humanité n’envoie pas son verre à la figure du journaliste du Figaro.
Au contraire, ils déjeunent ensemble. Ce côté très passionnel dans l’idéologie
s’est très atténué. On est devenu, je pense, une profession qui tourne beaucoup
plus sur elle-même. C'est-à-dire que le matin, Libé va discuter, à la
conférence de rédaction, de ce qu’ils ont vu sur TF1 le soir. Le midi, le
journal va se faire en fonction de ce qu’ils ont entendu sur France Inter
(je dis n’importe quel titre). Les gens réagissent en fonction de ce que fait la
concurrence. Je trouve très frappant qu’on puisse dire ce qu’on veut, je vais
dire n’importe quoi, sur la mort de Lady Di : on peut dire que c’est absurde,
que c’est une imbécile, qu’on est très triste,… absolument ce qu’on veut. Mais
ne pas le traiter est une faute professionnelle. Il y a le sujet unique. Les
journalistes, et je me mets dans le lot, ont un peu perdu l’habitude de se
dire : « Ça ça existe, mais moi ce qui m’intéresse c’est ça, et tant pis pour
le reste. » C’est en ce sens qu’on est un peu en boucle.
Au début de Libé, il y avait pourtant cette idée de dire : « On va parler
de ce qui nous paraît important. » Lady Di, on peut en parler mais on peut
assurer le minimum là-dessus…
Ces choix-là, qui sont audacieux, on les fait peu. « Mais tout le monde
va en parler ! » C’est quelque chose qu’on entend communément dans les
rédactions. « On est bien obligé de parler de ça. On ne peut pas faire la Une
sur ci. »
On a l’impression que si la presse est en crise, c’est parce qu’elle ne parle
pas de ce dont elle devrait parler, du coup, les lecteurs se désintéressent, et
on essaye de parler de ce qui les intéresse et on s’en sort pas.
C’est vrai.
Mais personne n’essaye de casser ce cercle vicieux…
Je pense quand même qu’on essaye. Mais on s’en sort mal. Je pense que nous
tous là [les journalistes présents à la conférence de presse], on préfèrerait
être dans des journaux en phase. Et quand on n’est pas journaliste, on est comme
tout le monde : lorsqu’on voit la vingtième couverture d’hebdo sur le même type,
sur le sujet de la semaine, on se dit : « Oh la la, je l’achète pas. » Il
y a une espèce de machinerie qui s’est mise en place et pour l’arrêter il faut
une certaine énergie. Mais je suis persuadée qu’on peut le faire. Mais c’est
vrai que c’est plus facile de se laisser emporter par ce grand train de
l’information, plutôt qu'à chaque fois se dire : « Mais non, c’est comme ça
qu’il faut faire. »
Vous n’écrivez pas d’édito, c’est quelque chose qui ne vous intéresse pas ?
Je vais être très crue : ce n’est pas que je n’aime pas le genre mais, la
façon dont c’est fait aujourd’hui, je sais très souvent qu’un tel va dire ça,
que tel journal va dire ça ou que tel air du temps va faire écrire ça. J’ai
rarement une surprise et souvent un certain agacement. Je ne veux pas parler de
poujadisme mais c’est très souvent quand même le Café du commerce. Et le Café du
commerce étant souvent le Café de Flore. En revanche, dans un reportage, et ben,
la réalité, ça a quand même du bon. Très souvent quand on lit un reportage, on
ne sait pas ce qu’on va y lire. Il y a moins ce côté convenu, entendu. Quand on
commence un article, on ne devrait jamais savoir comment il va finir. Moi la
presse, je l’aime surprenante, réelle, vivante. Et c’est vrai que, en
particulier en France, on a ce culte : « Un grand journaliste est un
journaliste éditorialisant. » Moi je ne les lis pas et je n’aime pas les
écrire.
Et pourtant il y en a beaucoup dans la presse, à la radio…
C’est toujours considéré aujourd’hui comme la noblesse du métier. Moi je le
regrette mais c’est vrai. Très souvent, plus on est chef, plus on écrit des
éditos.
Jean Kouchner : Ça ne fait pas partie d’une certaine connivence ?
Le côté attendu d’un édito ou d’un commentaire, certainement, donne au
lecteur l’impression de connivence. C’est très marrant d’ailleurs, quand ils
sont invités entre eux à la radio ou à la télé entre éditorialistes, on sait la
position des uns et des autres. C’est toujours ces mêmes parties de ping-pong.
Ou comme au cinquième match de Borg contre je ne sais qui, on connaissait chacun
des mouvements. Ce sont des gens qui ont l’habitude de jouer au tennis ensemble.
Mais dans mon journal, il y a plein de gens que j’aime beaucoup qui écrivent des
éditos, ce ne sont pas des attaques personnelles contre eux.
Et quand vous en discutez avec eux, ils répondent quoi ?
C’est à la fois l’exercice le plus prestigieux et le plus obligé. Je donne
l’impression de taper sur Libé mais c’est parce que j’y travaille. Pour moi
c’est un des meilleurs journaux sinon je n’y serai pas. Je pense que justement
plus on aime quelque chose, plus il faut être le premier à le critiquer. Ceci
posé : A Libé, les éditos ils sont géographiquement placés dans le journal dans
les événements. Le type qui fait l’édito dans l’événement, soit il a une idée
sur le sujet sur lequel il va écrire, parce que c’est un de ses sujets ou parce qu’il y
a spécialement réfléchi pour une raison X ou Y. M’enfin, il est quand même censé
avoir des idées sur tout ce malheureux, à sa décharge. Ils sont 2-3 mais ils
sont censés penser quelque chose de l’Ukraine, des banlieues, tout. Moi
j’admire, parce que je pense bien moins que ça sur bien moins de sujets. Donc
comment ils font ? Ils viennent nous voir en disant : « Qu’est ce qu’il faut
dire ? » Le jour où il y a l’Ukraine, ils rament quand même un peu plus. Un
spécialiste de l’Ukraine on ne le trouve pas sous le sabot du cheval. Le premier
jour de la Tchétchénie, ils sont bien emmerdés, quand même : « La
Tchétchénie, Tchétchénie, qu’on m’amène l’encyclopédie Universalis illustrée… »
Jean Kouchner : Et encore ceux qui regardent l’encyclopédie…
…voilà, ce sont des lettrés.
Et pourtant ils les écrivent …
Et ils sont contents de le faire. Chez nous, ils ne râlent pas.
L’absence de recul lié au rythme d’un journal quotidien ne vous pose jamais de
problème ?
C’est une des contingences. La rapidité (ne pas être le dernier en tout
cas), ça induit forcément des espèces de dérapages à un moment donné.
L’essentiel, c’est d’être honnête et de ne pas se laisser embarquer. Se tromper,
c’est humain. Il y a des erreurs incompressibles dans toute profession. Ce qui
est très frappant c’est quand, qu’on soit journaliste ou pas, on court derrière
sa propre cohérence : « J’ai écrit ça hier, donc je m’enferre demain et le
jour d’après aussi parce que je ne veux pas avoir l’air de me dédire. »
Par exemple, j’ai beaucoup respecté à Outreau, un des journalistes qui était
arrivé pour faire la chronique judiciaire et qui n’avait pas lu le dossier du
tout. Et c’est tout à fait compréhensible quand on traite des affaires
judiciaires. Je comprends les confrères qui font la démarche de dire : « Une
cour d’assise c’est fait pour exposer à des jurés qui ne sont au courant de rien
donc moi, mon but, c’est de me mettre dans la même position. » Donc lui
c’était son truc.
Le premier jour on lit l’acte d’accusation. Et c’était épouvantable, ça a duré
une après-midi entière. C’était vraiment à vomir. Le fait est que c’était faux.
Et donc lui, la première semaine, il a fait des papiers, mais c’était des appels
au meurtre contre ces gens. Donc c’était très dur et très engagé (à l’inverse).
« Des salauds » et tout ça. Et quand il a commencé à comprendre que ça
n’allait pas, et ben il l’a écrit et il est parti dans un autre sens en
disant : « Bon, et bien voilà il semblerait que… » Et très humblement.
En affichant son erreur ?
Oui. Je trouve qu’il faut un certain courage pour faire ça. J’ai beaucoup
admiré ce type. Avec beaucoup de panache, il a dit : « Mesdames et messieurs,
mea culpa. » Il a été le premier à le faire. Ça c’est une bonne leçon pour
nous journalistes, c'est-à-dire qu’on peut se tromper, je pense que personne
n’est à l’abri quelle que soit la profession. Le danger est de ne pas faire
marche arrière quand on se rend compte que ça ne va plus. C’est d’ailleurs la
même erreur qu’a commise le juge : il n’a pas fait marche arrière.
Jérome Carrière (Midi Libre) : Après Outreau, sur quoi as-tu envie de
rebondir, d’autant que ça correspond avec la fin de ton exposition médiatique
[liée à sa prise d’otage en Irak, ndlr] ?
Moi ce que je voudrais, c’est redevenir reporter normal.
Comme Plenel
(4), finalement ?
Ouais c’est ça, (rire), c’est ça… A peu près… (rire) Sans la moustache.
Propos recueillis par Jacques-Olivier Teyssier
(1) La
méprise, Florence Aubenas, Seuil, 252 pages, 19 €
(2) La fabrication de l’information, Florence Aubenas
et Miguel Benasayag, La découverte, 110 pages, 6,40 €
(3) La face cachée du Monde, Pierre Péan et Philippe
Cohen, Mille et une nuits, 631 pages, 24 €
(4) Edwy Plenel, après sa démission du Monde, a déclaré
dans un communiqué, souhaiter « revenir aux joies simples du
journalisme et de l’écriture » (29 novembre 2004).
Publié le 27 décembre 2005